11

Mon cher Bobby,

Je ne peux pas supporter l’idée que tes lettres te reviennent avec la mention : « Destinataire inconnu. » Je vais bien. C’est l’essentiel, et je tiens à ce que tu le saches avant tout. Surtout, ne t’en fais pas pour ta grande soeur : je te jure qu’elle se porte comme un charme.

Je ne sais plus très bien où j’en suis. Peut-être que dans ton bel hôpital où tout est si propre et si bien rangé, tu pourras mieux comprendre que moi ce qui m’arrive. Je vais tâcher de te raconter cela d’une façon claire et brève, si je peux.

Je travaillais l’autre matin au bureau, quand cet horrible juge Bluett est entré. Il a dû attendre quelques minutes avant que le vieux Hartford puisse le recevoir ; il les a passées bien entendu à me faire la cour, en dévidant son chapelet habituel de platitudes visqueuses. J’ai réussi à le tenir admirablement à distance, mais cette vieille fouine déplumée a mis la conversation sur la fortune de papa. Tu sais que nous devons entrer en possession de notre argent quand j’aurai vingt et un ans, à moins que l’histoire du contrat d’association ne revienne à la surface. Dans ce cas il faudrait plaider. Bluett n’est pas seulement l’ancien associé de papa, c’est aussi un juge, maintenant. Evidemment, nous pourrions le faire récuser dans cette affaire, mais tu penses bien qu’il saurait mettre de son côté le magistrat qui le remplacerait. Bref, ce qu’il cherchait à me faire comprendre, c’est que, si j’étais gentille avec Son Honneur et si je faisais ses quatre volontés (tu devines lesquelles !) le testament de papa ne serait pas attaqué. J’ai eu très peur, Bobby ; tu sais que cet argent doit payer la fin de tes études. Je ne savais vraiment pas quoi faire. Il me fallait le temps de réfléchir. J’ai promis de venir le retrouver très tard ce soir-là dans une boîte de nuit.

C’a été affreux, mon pauvre Bobby. J’étais sur le point de piquer une crise de nerfs devant tout le monde quand heureusement ce vieux dégoûtant est sorti une minute. Je ne savais plus s’il valait mieux lutter ou me sauver. J’avais une frousse terrible, tu peux me croire. Tout à coup j’ai vu quelqu’un à côté de moi qui me parlait. Je crois que ce devait être mon ange gardien. Il paraît qu’il avait entendu ce que me disait le juge. Il voulait que je me sauve, très, très loin. Au début il me faisait peur aussi, mais quand j’ai vu sa figure... Oh ! Bobby, si tu savais comme il avait l’air gentil. Il voulait me donner de l’argent ; avant même que j’aie pu refuser, il m’avait dit que je le lui rendrais plus tard si je voulais. Il m’a dit de quitter la ville le jour même, de prendre un train, n’importe lequel, il ne voulait même pas savoir où j’irais. Avant que j’aie pu l’en empêcher, il a mis trois cents dollars dans mon sac et il est parti. La dernière chose qu’il m’ait dite, c’était d’accepter un rendez-vous avec le juge pour le lendemain. Je ne pouvais rien faire : il n’était resté avec moi que deux minutes en tout et il n’avait pas arrêté de parler. Le juge est revenu. J’ai fait de l’oeil à ce vieux crétin comme une vraie fille de joie et je suis partie. Vingt minutes plus tard je prenais le train pour Eltonville. Quand j’y suis arrivée, je ne suis même pas descendue à l’hôtel. J’ai attendu l’ouverture des magasins, j’ai acheté un sac de nuit et une brosse à dents et j’ai loué une chambre. J’ai dormi quelques heures et, dans l’après-midi, j’avais déjà trouvé du travail dans le seul magasin de disques de la ville. Je ne gagne que vingt-six dollars par semaine, mais je m’en tire très bien avec ça.

En attendant, je me demande bien ce qui se passe chez nous. Je retiens mon souffle en attendant des nouvelles. Mais je vais quand même rester là où je suis. Nous avons le temps de voir venir. Pour le moment je vais bien. Je ne te donne pas mon adresse, mon lapin, mais je t’écrirai souvent. Le juge Bluett serait bien capable d’intercepter mes lettres d’une façon ou d’une autre et je crois qu’il vaut mieux être très prudente. Je me méfie de cet homme comme de la peste.

Voilà donc où nous en sommes. Quant à la suite... Je surveille les journaux de chez nous en espérant y voir un jour de bonnes nouvelles  – la notice nécrologique de Son Déshonneur, par exemple. Quant à toi, mon chéri, ne te casse pas la tête. Je m’en tirerai très bien. Je ne gagne que quelques dollars de moins que chez Hartford et je suis bien plus tranquille ici. Le travail n’est pas dur : ce sont les gens les plus sympathiques qui s’intéressent à la musique. Je suis désolée de ne pas pouvoir te donner mon adresse exacte, mais je crois que pour le moment cela vaut mieux. Nous pouvons attendre un an, que les choses se tassent, sans que cela nous gêne trop. Travaille bien, mon chou ; je suis cent pour cent avec toi. Je t’écrirai souvent. Bons baisers.

Ta grande soeur qui t’aime,

Kay.

 

La lettre ci-dessus fut découverte par un employé à la solde d’Armand Bluett dans la chambre occupée par Robert Hallowell, interne à la Faculté de médecine de l’Etat.